Les Abandonnés un western qui transforme la légende en confession moderne

Les Abandonnés un western qui transforme la légende en confession moderne
Films en Streaming

À première vue, le western semblait condamné à répéter éternellement ses propres rites. Les avenues poussiéreuses, les silhouettes au soleil couchant, les duels qui annoncent une justice expéditive. Mais Les Abandonnés choisit une autre voie. La série se détourne du mythe héroïque pour raconter une histoire où le véritable protagoniste n’est pas un cow-boy, mais l’être humain lui-même — fragile, contradictoire, tiraillé par la nécessité et pourtant capable d’un geste qui reconfigure tout ce qui l’entoure.

C’est un western dépouillé de ses artifices, un récit sur celles et ceux qui vivent entre deux époques, forcés de bâtir un nouveau monde à partir des ruines de l’ancien. Et ce monde, dans la vision de Netflix, ressemble bien davantage à nos propres dilemmes contemporains qu’aux grandes fresques épiques du XIXᵉ siècle.

L’action se déroule en 1854, sur le territoire encore sauvage de Washington. Un espace que l’histoire américaine aime présenter comme un front pionnier, mais que la série filme plutôt comme un laboratoire de choix moraux. Dès les premières images, la tonalité est claire : pas de romantisme, pas d’illusion. Les horizons sont froids, la lumière lourde, la terre presque hostile. L’ambiance évoque davantage une grande fresque européenne qu’un western classique, et c’est précisément ce mélange qui a séduit les critiques du continent.

Au cœur du récit, deux femmes dominent l’écran. Fiona Nolan, veuve et figure protectrice d’un groupe d’exclus, et Constance Van Ness, héritière d’une famille richissime qui a appris à plier la réalité à sa volonté. Leur affrontement autour d’une parcelle de terre dissimulant un filon d’argent n’est qu’un prétexte visible. La véritable lutte porte sur la définition même du pouvoir et sur la possibilité d’un avenir dans un territoire où la loi reste une fiction fragile.

La force de la série réside dans la manière dont elle brouille les lignes. Ici, aucune héroïne immaculée. Aucune antagoniste unidimensionnelle. Deux vérités s’affrontent, chacune nourrie de blessures, de mémoire, d’ambition, de légitimité émotionnelle. L’une se bat pour la survie d’un groupe oublié. L’autre pour la continuité d’un héritage construit sur l’effort — et parfois sur le sang. Plus l’histoire avance, plus il devient difficile pour le public de désigner qui incarne la justice, et qui défend simplement sa propre histoire.

Les critiques européennes ont souligné cette complexité morale. The Guardian a parlé d'une ambiance “scandinave” dans sa manière de filmer la solitude, tandis que les médias français voient dans la série un écho aux grands drames historiques européens, où ce qui importe n’est pas la légende, mais le prix des décisions humaines. La série interroge : comment définit-on la justice dans un monde où le droit n’existe pas encore ? Peut-on protéger une communauté sans devenir soi-même le bourreau de quelqu’un d’autre ?

La dimension esthétique renforce ce sentiment. Tournée en grande partie au Canada — Kamloops, Alberta, Manitoba — la série s’appuie sur des paysages immenses et des lumières naturelles qui donnent à l’image une texture presque minérale. Netflix a investi entre 70 et 85 millions de dollars pour créer la ville d’Edlands, bâtie à taille réelle. Les rues, les maisons, les ateliers, jusqu’aux intérieurs les plus modestes : tout respire une authenticité rare pour une production télévisuelle. Le décor ne semble jamais un décor ; il semble avoir été habité depuis toujours.

La production a connu des remous, eux aussi largement commentés en Europe. Kurt Sutter, créateur de la série, a quitté le projet trois semaines avant la fin du tournage, à la suite d’un désaccord artistique avec Netflix. Un pilote trop ambitieux, devenu presque un long métrage, a provoqué des tensions. Le réalisateur Otto Bathurst a donc achevé la saison. Plusieurs critiques notent cette rupture : un début ample, presque majestueux, suivi d’une fin plus serrée, plus brutale, comme si la série avait été contrainte de condenser son souffle. Paradoxalement, cette imperfection confère au récit un réalisme inattendu. Dans un monde en train de s’effondrer, rien ne se déroule jamais de façon harmonieuse.

Parmi les détails appréciés du public figure une discrète référence aux Sons of Anarchy : l’un des personnages porte le nom de Teller, clin d’œil que les fans ont immédiatement interprété comme un lien secret entre les deux univers de Sutter. Les obsessions du scénariste sont bien là : clans, territoire, loyauté, violence, famille. Des thématiques qui, transposées dans un western, prennent un relief étonnamment contemporain.

Les scènes d’ensemble témoignent de la démesure de la production. L’assaut du campement Nolan, tourné sur cinq jours, mobilise dizaines de cascadeurs et un dispositif pyrotechnique d’envergure. L’énergie brute de cette séquence montre clairement où sont passés les millions. Mais la vraie force du casting repose sur les deux actrices principales. Lena Headey et Gillian Anderson ont choisi de tourner leurs confrontations presque sans répétition, privilégiant l’instinct, la tension immédiate, l’échange organique. Résultat : des scènes qui vibrent d’une intensité théâtrale, comme si les mots sortaient encore brûlants de l’esprit des personnages.

Le score sur IMDb — 6,3/10 — ne reflète pas la richesse de la série selon la presse européenne. Beaucoup y voient une œuvre exigeante, légèrement trop sombre pour le grand public, mais justement précieuse pour cette raison. Les Abandonnés n’essaie pas de plaire à tout le monde. Il propose une expérience. Une immersion. Un malaise moral qui persiste bien après le dernier épisode. Et c’est là que les grandes séries se distinguent des simples divertissements.

Ce qui rend Les Abandonnés réellement captivante, c’est son ambition : ramener le western à sa dimension originelle, non pas comme un mythe héroïque, mais comme un espace où la loi n’existe pas encore, où les personnages doivent inventer leur propre morale au cœur du chaos. La série pose une question profonde : que reste-t-il à l’être humain lorsque la terre, le passé et la promesse d’un avenir lui sont retirés ? Pour certains, la terre représente la mémoire et l’héritage. Pour d’autres, la seule possibilité de survivre. Entre ces deux visions, la justice devient un territoire mouvant.

Et finalement, Les Abandonnés ne parle pas seulement de 1854. Il parle de nous. De nos sociétés fragilisées, de nos luttes silencieuses, de nos fissures collectives. Dans un monde où les certitudes se délitent, la série rappelle que le dernier territoire véritablement à défendre n’est ni une parcelle de terre, ni un filon d’argent, mais le sens moral que chacun choisit de préserver lorsqu’aucune institution ne garantit plus rien.